Solennité du Christ, Roi de l’Univers par P. Claude TASSIN (Spiritain)

    Commentaires des Lectures du dimanche 22 novembre 2015

 

Daniel 7, 13-14 (Le royaume du Fils de l’homme)

La vision du « Fils d’homme » se passe de nuit. En effet, comme d’autres apocalypses juives, l’auteur hésite entre un songe nocturne ou un transfert corporel dans le monde céleste. On pourra comparer l’expérience de Paul en 2 Corinthiens 12, 1-4.
La vision d’un « Fils d’homme », une belle figure d’humanité, fait contraste avec l’évocation de quatre bêtes sauvages inhumaines symbolisant les nations et leurs rois qui persécutent le Peuple saint, au milieu du 2e siècle avant notre ère (Daniel 7, 1-8). Il s’agit ici d’une scène d’intronisation située dans « les nuées du ciel ». Le héros parvient jusqu’au trône divin (voir Daniel 7, 9-10), une sorte de char mobile, avec des roues, signifiant la présence de Seigneur, partout où il le veut. L’auteur s’inspire ici de Ézékiel 1. Dieu est présenté comme le « Vieillard » ou « l’Ancien » aux cheveux blancs comme la laine (Daniel 7, 9), une manière d’évoquer l’éternité de ce Dieu qui confie un règne éternel et universel au « Fils d’homme » en qui l’Apocalypse de Jean (2e lecture) verra Jésus ressuscité, « le souverain des rois de la terre », « qui vient parmi les nuées ».
Les évangiles – cf. déjà le passage de dimanche dernier – appliquent à Jésus cette figure, notamment dans le récit de la Passion, en cette déclaration devant le grand tribunal, le sanhédrin : « Vous verrez le Fils de l’homme siégeant à droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel » (Matthieu 26, 64). Ces juges verront le Christ venant comme souverain, roi, juge de l’univers et d’eux-mêmes.
En deçà de cette interprétation évangélique on peine à décider à qui pense à l’origine l’auteur du livre de Daniel. Ce « Fils d’homme » peut être une figure collective, « le peuple des saints du Très-Haut » (Daniel 7, 27), c’est-à-dire Israël délivré des fauves mythiques, ses persécuteurs, et appelé à dominer le monde entier. Mais il peut s’agir de l’archange Michel, prince céleste (Daniel 12, 1), protecteur de ce Peuple élu que maltraitent les puissances politiques du Proche Orient. C’est apparemment le sens collectif que retiendra l’Apocalypse de Jean (2e lecture), sens transféré à la dignité royale du peuple chrétien.


Psaume 92 : « Le Seigneur est roi »

De ce psaume, la liturgie d’aujourd’hui retient trois des cinq strophes qui le composent. Il appartient à une collection de sept poèmes qui célèbrent la royauté de Dieu et que pour cette raison on appelle « les psaumes du Règne ». Ce sont, selon la numérotation liturgique, les psaumes 46, 92, 94 à 98. Ils comportent généralement la formule « le Seigneur est roi », que l’on peut traduire aussi « le Seigneur est devenu roi ». Car il s’agissait, dans les cours orientales, d’une acclamation saluant, au son du cor, l’intronisation d’un nouveau souverain (voir 2 Samuel 15, 10). Bien entendu, dans les « psaumes du Règne », personne n’intronise Dieu comme roi. C’est lui-même qui s’affirme et se révèle comme tel.
Dans les passages du Ps 92 retenus en ce dimanche, la strophe I contemple Dieu sur son trône. Son costume est de lumière majestueuse et, selon la traduction littérale, il a, comme il convient à un guerrier antique, un ceinturon de force. Les strophes II et III s’adressent à lui pour souligner la foi en son règne inébranlable, dès l’origine de la création, depuis toujours et pour la suite des temps. Selon la strophe III, les « volontés » du Seigneur, ses projets et ses commandements, immuables, apportent au monde sa stabilité, par delà les accidents de la politique et des conflits de l’histoire. Cette certitude, fondée sur la sainteté de Dieu se vérifie pour les croyants dans « la maison » du Seigneur, dans le Temple, dans le culte qu’on lui rend.
Au long les âges, les psaumes vivent leur vie. Dans la vieille traduction grecque, ce psaume a pour titre cette rubrique liturgique : Pour la veille du sabbat, quand le monde fut habité. Ainsi, on récitait ce psaume le vendredi, le jour où l’homme fut créé. Une homélie juive antique raconte ceci, avec humour : quand les créatures ont vu se dresser l’homme, au sixième jour, elles se sont couchées devant lui, en pensant qu’il était leur créateur. Adam, offusqué, les a relevées, pour qu’elles récitent avec lui le Psaume 92, pour adorer le seul roi, le Créateur. La légende peut viser la théologie chrétienne d’un Christ orgueilleux (!), nouvel Adam prétendant à la royauté sur la création.
Dans la liturgie latine des heures qui, au quotidien, va de l’Ancien Testament, (laudes), au Nouveau Testament, (vêpres), ces psaumes du Règne chantent, au matin, le règne éternel de Dieu, de l’ancienne à la nouvelle alliance. Dans certaines traditions monastiques cependant, les psaumes du Règne se chantent aux vêpres. Par là, cette royauté divine est liturgiquement transférée à celle du Christ.
Lire attentivement 1 Corinthiens 15, 22-28. Qui donc est le Roi de l’univers ? Dieu ? Le Christ ? Tel est, au milieu des douleurs de l’histoire, le lien qu’affirment les croyants.


Apocalypse 1, 5-8 (« Le prince des rois de la terre a fait de nous un royaume et des prêtres pour son Dieu »)

Voici les versets constituant l’adresse et la bénédiction qui ouvrent le livre de l’Apocalypse et préparent la solennelle vision du Fils de l’homme (Apocalypse 1, 9-20). L’auteur souhaite à ses lecteurs « la grâce », le don de Dieu qui apporte « la paix » dans le cœur des croyants et dans leurs relations fraternelles. Cette bénédiction de grâce et de paix est classique dans les épîtres du Nouveau Testament. Ainsi, par exemple en 1 Corinthiens 1, 3. Elle nous vient par la médiation de Jésus Christ ressuscité, « le premier-né d’entre les morts », désigné aussi, par allusion à la vision du Fils de l’homme (cf. 1ère lecture) comme « commandant des rois de la terre ». On l’appelle encore « témoin [ou “martyr”] fidèle ». En Isaïe 55, 4, le mot « témoin » semble évoquer le Messie. Jésus a accompli son témoignage prophétique jusqu’au don total de lui-même « par son sang », jusqu’où allait son amour pour nous.

Un premier Amen

Cette partie de la bénédiction se conclut par un premier « amen* ». Le Christ nous consacre comme des prêtres et des rois pour Dieu son Père, selon la promesse faite à Israël au pied du Sinaï (Exode 19, 5). Celui qui nous consacre ainsi est le Fils de l’homme venant sur les nuées (Daniel 7, 13-14 ; cf. 1ère lecture) et nous faisant partager sa dignité royale. Il est encore le Crucifié, le « transpercé », reconnu finalement par le monde entier, selon l’énigmatique oracle de Zacharie (12, 10-14) repris par l’évangile de Jean (19, 37).

Un second Amen

Cette seconde vague de la bénédiction s’achève par un nouvel « amen », surenchéri par un « oui ». Le même livre de l’Apocalypse (3, 14) saluera Jésus comme l’Amen, le Témoin fidèle et véritable. » Il est à la fois fidélité à sa mission et engagement de Dieu à notre égard. La profondeur du mot signifiant « c’est vrai et c’est du solide » peut nous guérir de répondre des « amen » tièdes et machinaux dans nos célébrations.

L’Amen de nos liturgies

L’ensemble de ces versets paraît refléter les liturgies en vigueur dans les Églises d’Asie mineure auxquelles s’adresse l’auteur de l’Apocalypse. C’est pourquoi la finale donne la parole à Dieu lui-même. Il est l’alpha et l’oméga, première et dernière lettres de l’alphabet grec, premier mot et dernier mot de l’histoire. Il est, dans le même sens « celui qui est, qui était et qui vient ». C’est ainsi que la liturgie juive ancienne traduisait « Je suis qui je suis » (Exode 3, 14). Enfin, il est le Pantokratôr (« le Tout-Puissant »), un titre saluant les empereurs antiques.
Dans la solennité de ces versets, nous apprenons que la royauté du Christ, crucifié et ressuscité, vient de Dieu, le Pantokratôr, et elle rejaillit dans la dignité royale et sacerdocale conférée aux baptisé(e)s.

* Amen. Un commentaire juif ancien définit brièvement le mot en ces termes : « Amen contient trois sortes de déclarations solennelles : serment, assentiment, confirmation » (Midrash Rabba du Deutéronome 7,1).

 


Jean 18, 33b-37 (« C’est toi-même qui dis que je suis roi »)

Les membres juifs du sanhédrin, ou selon toute vraisemblance, une minorité d’entre eux, se débarrassent de « l’affaire Jésus » en déférant celui-ci devant Pilate, sous l’accusation de prétentions royales troublant l’ordre public et les relations avec Rome. Pour ce qu’on peut deviner, les faits sont laconiques, expéditifs et d’une cruelle banalité.

Devant Pilate

Le préfet romain siège à son tribunal, en public, depuis l’aube jusque vers neuf heures du matin. Ensuite, il fait trop chaud. Jésus comparaît dans une fournée d’accusés : un certain Barabbas (Marc 15, 15, 7) et au moins deux autres bandits entre lesquels notre Seigneur sera crucifié (Marc 15, 27). L’antijudaïsme notoire de Pilate se signale par le titulus, la pancarte officielle notifiant le motif de la condamnation : « le roi des Juifs », les seuls mots que l’on ait sans doute écrits dans la vie du Jésus terrestre. On saisit l’ironie du préfet : cet individu flagellé, exténué et livré aux lazzi de la populace, voilà bien le roi que méritent les Juifs !
Bref, il faut s’en rendre compte, ce procès n’était alors qu’un fait divers à Jérusalem, mais un fait sur lequel l’évangile de Jean va broder, dans le dialogue avec Pilate, par une solennelle confession de la royauté de Jésus, en un épisode qui est central, un sommet dans le récit de la Passion selon cet évangéliste. Pour en saisir la portée, il faut revenir à sa conception de la croix.

Une royauté qui n’est pas de ce monde

La croix est « l’heure », l’heure H, dirions-nous, en laquelle le Christ est « élevé », à la fois physiquement sur le gibet et spirituellement, comme l’heure où s’affirme la gloire de Jésus et celle de Dieu, à savoir une royauté qui se traduit en un don total de l’amour, la capacité unique de Dieu de nous sauver en s’effaçant totalement (voir Jean 12, 31-32).
La tradition évangélique unanime distingue entre l’appellation politique, dans la bouche des païens, de « roi des Juifs » et celle des Juifs, religieuse : « le Messie, roi d’Israël » (Marc 15, 32). À partir de l’accusation à lui transmise implicitement, Pilate se concentre d’emblée sur le problème de la royauté. Il avoue que ce sont les autorités juives qui ont avancé ce grief. La réponse du prévenu n’évoque pas un « royaume » dont il serait le souverain, mais, selon l’ambiguïté du mot grec (basiléia), sa « royauté », son pouvoir royal qui n’a rien à voir avec les instances politiques temporelles, sinon il aurait été défendu par un corps d’armées (comparer Matthieu 26, 53). Sa royauté vient de Dieu, du monde céleste, et elle s’exercera à jamais en ce monde, pour ceux qui croient en lui, par delà des calculs politiques toujours aléatoires. Selon la haute théologie de l’évangéliste, le Christ, existant de toute éternité (cf. Jean 1, 1-3), est né, venu sur cette terre, pour témoigner de la royauté de Dieu, la « vérité », le projet de Dieu d’entrer en communion avec nous. C’est en écoutant la voix de Jésus, à travers les évangiles, la voix du bon pasteur royal (cf Jean 10, 27) que nous bénéficierons de cette royauté. Car, dans l’Antiquité orientale, le berger est l’image du roi.

Roi par la croix

La royauté du Christ s’exprime paradoxalement dans l’effacement de la croix. C’est une interpellation interrogeant toutes nos formes de pouvoir, conscientes ou non, pour nous qui, par le baptême, sommes un peuple de rois et de prêtres. Telle est *notre attente du Christ, Roi de l’univers.

* Notre attente. « Un instant apparu parmi nous, le Messie ne s’est laissé voir et toucher que pour se perdre, une fois encore, plus lumineux et plus ineffable, dans les profondeurs de l’avenir. Il est venu. Mais, maintenant, nous devons l’attendre encore et de nouveau – non plus un petit groupe choisi seulement, mais tous les hommes – plus que jamais. Le Seigneur Jésus ne viendra vite que si nous l’attendons beaucoup. C’est une accumulation de désirs qui doit faire éclater la Parousie » (Pierre Teilhard de Chardin).

 

 

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