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Vendredi Saint par P. Claude Tassin

Isaïe 52, 13 — 53, 12 (« C’est à cause de nos fautes qu’il a été broyé »)

Le Quatrième Chant du Serviteur ouvre la célébration de la Passion. Ce texte difficile a fortement inspiré les auteurs du Nouveau Testament et nous le lisons pour cette raison. Ainsi «l’agneau conduit à l’abattoir» évoquait pour Jean Jésus, Agneau de Dieu.

La première figure du Serviteur

Selon une interprétation possible, le Serviteur représente à l’origine un groupe d’Israélites exilés à Babylone au 6° siècle avant notre ère et qui porte sur lui le poids du châtiment divin, alors que d’autres Israélites, non exilés, restés au pays, étaient tout aussi coupables. Mais, dans l’humiliation et la fidélité des déportés envers lui, Dieu voit un sacrifice volontaire qui a valeur d’absolution pour l’ensemble du peuple pécheur.

À travers ce personnage, le plus mystérieux de l’Ancien Testament se profile à la fois, au long des siècles, tous ceux dont la souffrance semble absurde et tous ceux qui donnent leur vie pour que d’autres vivent.

Gage d’avenir

Il y aura un avenir, une résurrection, une postérité du Serviteur, et le monde entier en sera témoin. «Le Serviteur justifiera les multitudes» : à cause de son sacrifice, Dieu tirera un trait sur le péché et, en vue d’un nouveau départ, il considérera son peuple comme juste. Ajoutons que le texte fait alterner des discours de Dieu («mon Serviteur») et d’autres, tenus par les Juifs ou par les nations, témoins de la destinée du Serviteur.

Le Serviteur et le Christ

En sa Passion, Jésus accomplit la figure du *Serviteur. «Mort pour nos péchés», il assume le sort de ceux «qui paient pour les autres» et leur apportent ainsi de nouvelles chances de vivre.

* Le Serviteur. Comme le Serviteur, Jésus «s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort» (dimanche des Rameaux, 2e lecture). Signalons le credo transmis en 1 Corinthiens 15, 3-5. Il proclame que «le Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures» ; dans l’expression «conformément aux Écritures», il s’agit d’un renvoi à notre poème, comme aussi lorsque Matthieu 26, 28 évoque, pour la coupe eucharistique, le sang «répandu pour la multitude en rémission des péchés».

 

Psaume 30 (« En tes mains je remets mon esprit »)

Ce psaume est retenu par la liturgie du vendredi saint en raison de la dernière parole que Luc attribue au Crucifié : «Père, entre tes mains je remets mon esprit» (voir le problème ci-dessus, dimanche des Rameaux). Dans le monde juif ancien et sa culture orale, lorsqu’on cite un psaume, l’auditeur songe à l’ensemble du poème. Ainsi, Luc a perçu dans ce psaume le «climat» de la Passion du Seigneur : l’humiliation, la risée de la foule, les adversaires, les amis faux (Judas ?), les calomnies, le rejet («on m’ignore»). Bref, l’exécution de Jésus n’est qu’un fait divers, parmi tant d’autres.

On ne saura jamais qui a écrit ce psaume et dans quelles tragiques circonstances. Mais les oreilles chrétiennes du poème entendent la voix de Jésus. On entend l’espérance de sa résurrection («Sauve-moi par ton amour»). On entend, adressé à nous, le partage de son espérance : «Soyez forts, prenez courage, vous tous qui espérez le Seigneur.» C’est quoi «la résurrection», terme aujourd’hui galvaudé ? Le Seigneur Jésus nous le dira quand nous le rejoindrons, quand l’histoire humaine et cosmique le rejoindra.

Bof ?

 

Hébreux 4, 14-16 ; 5, 7-9 (Jésus, le grand prêtre, cause de notre salut)

L’auteur de la Lettre aux Hébreux présente Jésus comme étant aujourd’hui notre grand prêtre, par *le sacrifice de la croix. Du pontife, les Juifs attendaient qu’il présente à Dieu leurs offrandes de manière irréprochable et qu’il leur obtienne ainsi la miséricorde et la grâce de Dieu. Mais, dans le Temple terrestre, le grand prêtre ne rencontrait pas Dieu face à face, tandis que Jésus «a traversé les cieux», dans le Temple véritable où Dieu réside. Et pourtant, il n’est pas devenu pour autant un étranger lointain : le vendredi saint nous rappelle qu’il a connu nos épreuves, sans céder au péché. Alors «tenons ferme», «avançons-nous avec assurance» et ne cherchons pas à atteindre Dieu autrement que par Jésus.

Après l’exhortation, l’auteur expose l’excellence de la médiation du Christ. «Pendant les jours de sa vie dans la chair», celui-ci a offert à Dieu sa prière instante et sa totale obéissance, comme dans la scène du jardin des Oliviers. Il a été paradoxalement exaucé, comme le montre sa résurrection, en cela qu’il a pu unir sa volonté au seul vouloir du Père. Il a ainsi accepté les souffrances de sa Passion et assumé une totale solidarité avec l’humanité mortelle. Ayant traversé la mort, il est désormais l’exemple et le guide parfait pour ceux qui comprennent le sens de son sacrifice et qui, avec lui, mettent leur confiance en Dieu.

* Le sacrifice de la croix. Sur l’arrière-fond du culte juif ancien, les chrétiens voient dans la mort de Jésus un sacrifice, et même, grâce à l’auteur anonyme de la Lettre aux Hébreux, le sacrifice unique et parfait. Offrir un sacrifice à Dieu, c’est s’offrir soi-même à Dieu, totalement : ce qu’on offre matériellement est le signe de l’offrande de soi-même. Mais cette offrande totale serait, portée à l’extrême, un suicide. C’est pourquoi, en manière de signe, on immolait des animaux. Seul Jésus, mort et ressuscité par Dieu, a pu réaliser parfaitement ce que signifie un sacrifice. Dès avant la ruine du Temple de Jérusalem, certains cercles juifs avaient mis ceci en avant : le seul sacrifice que Dieu attend de nous, c’est notre fidélité de chaque instant à sa volonté (comparer Romains 12, 1-2).

 

Jean 18, 1 – 19, 42 (La Passion du Seigneur)

La Passion du Seigneur selon Jean tient son éclat des symboles parsemés au long du texte. La ligne directrice est celle-ci : la Passion constitue le couronnement de la royauté du Christ, l’intronisation de celui-ci. Par le don total de lui-même, Jésus propose l’amour de Dieu sans limites comme seule Vérité, vérité de la nature de Dieu, vérité du sens de l’histoire du monde, comme un programme de règne offert à notre accueil. L’ensemble progresse en cinq lieux, la séquence centrale étant le dialogue de Jésus avec Pilate.

Au Jardin

Le jardin n’est pas nommé. La Passion commence dans un jardin et s’achèvera dans le jardin de l’ensevelissement. Nulle scène d’agonie, à la différence des autres évangiles (elle a été anticipée en Jean 12, 27-28), mais l’affrontement entre Jésus, lumière du monde, et le parti des ténèbres, muni de lanternes, conduit par Judas.

À dessein, saint Jean travestit l’histoire. Non ! les pharisiens n’ont pas trempé dans l’arrestatiton de Jésus. Ils s’opposaient vivement à lui sur le plan «doctrinal», mais n’en voulaient pas à sa vie. L’évangéliste veut simplement montrer que toutes les puissances du monde, politiques et religieuses se sonr liguées contre le Christ.

Jésus mène l’action : «Qui cherchez-vous ?» – «C’est moi», ou plus littéralement : «Je Suis», le nom par lequel Dieu se révéla à Moïse (Exode 3, 14). À cette révélation, les ennemis de Jésus s’effondrent. C’est Jésus, «sachant tout ce qui allait lui arriver», qui semble décider de son arrestation. On songe de nouveau à l’expression de la prière eucharistique n° 2 : «Au moment d’être livré et d’entrer librement dans sa Passion…»

Chez Anne, le grand prêtre

Une opposition se dessine entre Jésus, qui proclame hautement son identité devant le grand prêtre, représentant d’Israël, et Pierre qui renie son maître. Au centre de la scène, une simple gifle signe la rupture.

Chez Pilate

Selon «l’ironie» de saint Jean, les Juifs en viennent à renier le Roi Messie : «nous n’avons pas d’autre roi que César.» Les entrées et sorties de Pilate divisent l’épisode en sept séquences. Dans la quatrième, centrale, selon la même ironie, Jésus est affublé des insignes du roi et salué comme tel. L’auteur donne l’impression que Jésus porte cet accoutrement jusque sur la croix. La septième séquence est décisive : Pilate *assied publiquement Jésus en juge et roi de son peuple («Voici l’homme» = le Fils de l’homme) qui le repousse.

Au Golgotha

Jean exprime, en un véritable feu d’artifice, la totalité du mystère de Pâques : l’inscription de la croix en trois langues souligne l’universalité du règne de Jésus ; la tunique non déchirée annonce l’unité des croyants ; dans la personne de Marie, «la Femme», Jésus confie aux disciples, spécialement au «disciple que Jésus aimait», auteur de cet évangile dit «de Jean», le nouveau peuple de Dieu. Dans la mort de Jésus, «tout est accompli» de son amour : déjà Jésus «remet (ou «transmet» l’Esprit» (la majuscule s’impose dans la théologie de Jean) aux témoins croyants. Tel le rocher frappé par Moïse (Nombres 20, 9-11), le soldat «frappe le côté du Christ» : il en jaillit l’eau vive de l’Esprit (cf. Jean 7, 38-39), don lié maintenant au sang versé par le Christ.

Au Jardin

Le récit s’achève dans un autre jardin, celui de l’ensevelissement car les rois d’Israël étaient ensevelis dans un jardin (cf. 2 Rois 21, 18). Les quelque trente kilos d’aromates apportés par Joseph l’emportent sur les funérailles de n’importe quel souverain. Jésus est entouré avec honneur de notables juifs qui se posent enfin en vrais disciples : l’histoire de la mission chrétienne commence déjà. Au terme du récit de la Passion, nous revenons à cette question essentielle : à qui donnons-nous le droit de régner sur nos vies ?

* Il le fit asseoir. Selon la subtilité caractéristique de Jean, le verbe grec est ambigu : «Pilate fit amener Jésus dehors et s’assit (ou le fit asseoir) au lieu appelé le Dallage, en hébreu Gabbata » (19, 13). Certes, c’est Pilate qui s’assied pour prononcer la sentence. Mais la vérité profonde, c’est que nous devons contempler en Jésus le juge et le roi de l’humanité.