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LA FAMILLE, MYSTÈRE DE PÂQUE
« Eux ne comprirent pas la parole qu’Il venait de leur dire ». Dieu sait que depuis plus d’un siècle, on a tout fait pour présenter de la façon la plus agréable, la plus tendre, la plus insipide possible cette Sainte Famille. On l’a pour ainsi dire recouverte de « crème Chantilly » pour que l’image qu’on se faisait de ce foyer de Jésus, Marie et Joseph soit la plus évanescente, la plus insignifiante possible. Aucun heurt, aucune difficulté, toujours le même cadre de travail avec l’atelier où Joseph est courbé sur son rabot et sur son établi. Et la bonne sainte Vierge à côté qui file sa quenouille. Et l’Enfant Jésus, en costume d’enfant de chœur, qui joue dans les copeaux. Je ne sais pas quels fantasmes nos aïeux voulaient projeter dans la représentation d’un bonheur qui, aujourd’hui nous paraît terriblement fade, mais je sais qu’en lisant les Évangiles de l’enfance, nous n’avons pas du tout cette impression-là. Imaginez cette famille. D’abord c’est une étrange famille en butte à des problèmes humains lourds à porter : avant même que le foyer soit fondé, Marie est enceinte et Joseph hésite à la renvoyer, bref toutes les caractéristiques d’un départ difficile dans la vie de couple. Puis le moment de la naissance se passe mal. Il faut partir en catastrophe à Bethléem pour se faire recenser. Immédiatement après, les événements s’enchaînent de façon curieuse. Il faut absolument partir en Égypte pour mettre l’enfant à l’abri de menaces qui pèsent sur Lui. Et l’on pourrait croire que lorsqu’ils reviennent à Nazareth, le rythme normal de la vie quotidienne va enfin reprendre et qu’il n’y aura plus de problème. Mais précisément à douze ans, vous imaginez, une fugue, une fugue de trois jours. Cela ne se fait pas, des choses comme cela dans les bonnes familles « sans problèmes » : l’enfant ne quitte pas ses parents au cours du voyage. On en vient à penser que c’est le contraire de ces familles extrêmement paisibles et tranquilles que l’iconographie religieuse du dix-neuvième siècle nous proposait. Peut-être même qu’à certains moments, Marie et Joseph ont dû trouver que c’était bien compliqué d’avoir un Enfant pareil !
Pourquoi tout cela ? Et pourquoi parle-t-on quand même de la « Sainte Famille ». Je ne crois pas que la Sainte Famille nous soit donnée en exemple. D’abord parce que c’est un cas unique. Et deuxièmement parce que le problème pour nous n’est pas d’imiter la Sainte Famille : elle est à proprement parler inimitable. Ce que nous célébrons, dans la Sainte Famille aujourd’hui, ce n’est pas un exemple moral, c’est un mystère, c’est-à-dire quelque chose qui a été donné réellement à contempler, à voir, en l’occurrence ce mystère des relations familiales entre Jésus-Christ, Marie et Joseph, quelque chose qui nous est donné à contempler réellement, mais pour éclairer la réalité de notre propre vie, non pas par une transposition servile, automatique, comme si nous avions à copier la Sainte Famille, mais au contraire en comprenant ce qui s’est passé dans cette Famille pour comprendre, à notre tour, ce qui se passe dans nos familles.
La vie familiale, telle qu’elle a été vécue par Joseph, Marie et Jésus, est un mystère de mort et de résurrection : voilà ce que signifie l’Enfant perdu et retrouvé au temple. L’Enfant perdu par ses parents qui le cherchent avec angoisse, comme les femmes qui s’en vont au matin de Pâques vers le tombeau dans la peur et dans l’angoisse, pour accomplir un rite d’embaumement pour le Christ mort. C’est le mystère de la mort de Jésus, au cœur même de cette famille, car cette famille a eu le « privilège », et Dieu sait quel privilège dur à porter, de vivre par anticipation, la mort même du Fils. Pendant les trois jours de disparition, c’est une quasi-mort que Joseph et Marie ont vécue au sujet de leur Enfant, pour ensuite le retrouver au milieu des docteurs du Temple, pour que s’accomplisse prophétiquement le mystère de la Résurrection, car ils l’ont retrouvé différent : ils l’avaient quitté comme un enfant avec lequel, apparemment, il n’y avait pas de problème. Ils l’ont retrouvé assis au milieu des docteurs, c’est-à-dire qu’ils l’ont retrouvé déjà ressuscité, dans l’exercice de la Sagesse divine, expliquant aux docteurs les paroles de la loi et les étonnant par la Sagesse de ses réponses. Marie et Joseph ont vécu, dans cet épisode de Jésus perdu et retrouvé au Temple, le mystère de la mort et de la Résurrection. Mais ils ne l’ont pas vécu comme quelque chose de facile à admettre : à la fin du récit, on nous dit que Jésus n’a pas été spécialement tendre avec eux : « Pourquoi donc Me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que Je dois être dans la maison de mon Père » ? Et de plus, la réaction de Marie et de Joseph est ainsi formulée : « eux ne comprirent pas », c’est-à-dire qu’ils vivent effectivement ce mystère de la mort et de la Résurrection, mais dans une foi et une obscurité qui n’enlèvent rien à l’angoisse qu’ils éprouvaient auparavant. Autrement dit, tout ce que vivent Marie et Joseph autour de Jésus est un mystère d’attente, c’est un mystère d’éveil. Le mystère de la vie familiale qu’ils éprouvent jour après jour est un mystère d’obscurité : « Eux ne comprirent pas », parce qu’il faut attendre que la plénitude du mystère de la mort et de la Résurrection leur soit un jour manifestée. Lorsque Marie et Joseph redécouvrent leur Enfant au Temple, c’est comme si le Christ leur disait : « Vous ne savez pas pourquoi Je suis venu, c’est pour qu’avec Moi et à ma suite, vous entriez par la foi dans l’obscurité même de votre attachement à Moi, dans la plénitude du mystère de ma mort et de ma Résurrection ». Tout cet événement est déjà tourné vers la croix, vers le tombeau et vers le matin de la Résurrection. Et le mystère de la Sainte Famille peut se résumer ainsi : Marie et Joseph, par anticipation, doivent vivre durant toute leur vie de parents, le mystère de la mort et de la Résurrection de leur Enfant, un Enfant qui sans cesse leur échappe et qui leur dit et fait comprendre pourquoi Il leur échappe : il faut qu’Il soit à son Père. Et en même temps, dans le fait même qu’Il leur échappe, cet Enfant les saisit, s’empare d’eux, et les conduit plus loin que leur propre affection humaine. Il les conduit vers sa Pâque. Dans le mystère de la vie familiale de cette Famille, c’est la première invitation à la Pâque, c’est le mystère de la mort et de la Résurrection qui s’inaugure dans l’existence même de Marie et Joseph parce qu’il commence à se réaliser réellement dans le cœur et dans la chair du Fils qui est venu pour la Pâque.
Frères et sœurs, quand nous chrétiens, nous vivons le mystère de la vie familiale, nous n’avons pas d’abord à nous fixer une sorte de petit idéal bien tranquille, mais nous avons d’abord à reconnaître que, comme parents chrétiens, pères et mères d’enfants chrétiens, nous vivons tous un mystère pascal. Le sens ultime de la paternité et de la maternité humaines nous est manifesté effectivement par la présence du Christ au milieu de sa famille. Mais c’est un mystère dans lequel, pères et mères, vous devez savoir et croire que votre enfant et la vie avec votre enfant constituent un mystère de Pâque. A aucun moment, vous ne pouvez marquer une emprise ou une possessivité qui feraient de cet enfant votre propriété exclusive. Car en réalité il vous a été confié par Dieu, à votre amour de père et de mère, et par conséquent le fait de mettre au monde des enfants, de les éduquer, implique que vous viviez avec eux et par eux, ce mystère de Pâque par lequel sans cesse on offre à Dieu cela même qui nous a été donné, et on le redécouvre, on le reçoit d’une autre manière infiniment plus belle et plus profonde que notre propre désir, dans sa réalité strictement humaine, ne pourrait l’attendre et le rechercher. Tout mystère de vie de famille, vécue dans le Christ, est un mystère de mort et de résurrection. Et vous savez bien, vous parents, qu’avec vos enfants il a fallu passer et il faut encore passer aujourd’hui par un mystère de mort et de renoncement. Vous savez qu’à tout moment, vos enfants, même s’ils sont source de grandes joies, sont aussi sources de grandes souffrances. Cela n’est pas anormal, cela fait partie de la manière dont le Christ vous fait participer à sa mort. Mais vous savez aussi que vos enfants sont le signe de la vie, sont le signe de cette chair et de cette vie qui est née de vous et qui se prolonge dans l’histoire et dans le temps. Et plus qu’une prolongation, c’est un surgissement de vie agrandie, magnifiée par le don de la grâce du baptême. Et en cela, vos enfants sont le signe de la résurrection au cœur de votre vie de familiale.
Voilà le mystère que nous célébrons aujourd’hui. Voilà la grâce que nous accueillons. Voilà ce que toute famille chrétienne, aujourd’hui devrait essayer de vivre : savoir qu’à travers les souffrances et les épreuves, à travers ces mystères de mort qui peuvent marquer si profondément et si douloureusement nos vies familiales, c’est en réalité le mystère de la Pâque qui s’inscrit et qui se grave dans notre chair pour que nous entrions dans la Résurrection du Christ. Et nous sommes souvent comme Marie et Joseph, nous ne comprenons pas ce que Dieu veut nous dire, mais c’est là qu’il nous faut ouvrir, plus encore que nos oreilles et nos yeux, il nous faut ouvrir notre cœur. A travers ce don de la vie que Dieu fait à un homme et à une femme, et qui se manifeste par leurs enfants, c’est le don même du mystère de la mort et de la résurrection qui est ainsi manifesté. Telle est l’actualité de la Sainte Famille. Chacune de vos familles est dans ce sens-là une sainte famille, c’est-à-dire une famille appelée à être transfigurée à travers toute son histoire, dans la mort et dans la Résurrection du Christ. Amen.