15ième Dimanche du Temps Ordinaire- Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)
Le bon Samaritain
« Mais un Samaritain qui était en voyage le vit, fut saisi de compassion, s’approcha de lui et soigna l’homme qui était tombé aux mains des brigands ». Ce texte du bon Samaritain est un texte que nous croyons connaître, et pourtant il nous dit des choses extrêmement profondes que peut-être nous ne soupçonnons pas, parce qu’elles nous touchent de si près, parce qu’elles révèlent quelque chose de notre cœur qui est si difficile à voir parce que c’est tout simple et tout proche. Nous croyons connaître la parabole et notre sensibilité ou même notre intelligence sont pour ainsi dire blindées à la simplicité même de ce que ce récit et cette parabole du Seigneur veulent nous dire.
Il s’agit d’un voyage. Il s’agit de nous qui sommes en voyage. Quand nous regardons notre propre vie, n’avons-nous pas l’impression que nous sommes toujours sur un chemin, n’avons-nous pas toujours l’impression d’être jetés dans le temps, avec derrière nous le chemin parcouru et avec devant nous le chemin à parcourir ? Nous sommes en voyage et quand nous regardons notre propre vie, n’y a-t-il pas en nous une part de cet homme blessé tombé aux mains des brigands, avec toutes les épreuves et les difficultés qui nous sont tombées dessus, avec tous les malheurs, avec toutes les failles de notre propre existence auxquelles nous avons dû nous confronter et desquelles nous ramenons trop souvent plaies et bosses ? Et quand nous regardons notre existence, n’y a-t-il pas aussi cet homme en voyage qui ne fait pas beaucoup attention à ceux qui sont tombés à côté de lui ? Et puis il y a peut-être aussi, plus discret, plus étonnant, cet homme en voyage qui sait s’arrêter, qui sait se laisser toucher le cœur, ému de compassion, parce qu’il voit son prochain tombé et frappé ? Ce prochain pouvant d’ailleurs être soi-même, tant il est vrai qu’à certains moments nous n’avons pas beaucoup de compassion ou de tendresse pour notre propre existence ou notre propre voyage.
Nous sommes tous sur le chemin qui va de Jérusalem à Jéricho, nous sommes tous, d’une manière ou d’une autre, sur ce chemin qui descend vers la vallée de la mort. Nous sommes tous, d’une manière ou d’une autre, dans cette solitude du voyageur qui avance pas à pas, aux risques et aux périls de son expérience, aux risques et au défi de ce mal qui sans cesse nous talonne, nous menace et nous tracasse. Simplement, comment vivons-nous ce voyage ? Comment marchons-nous sur ce chemin ? Et d’abord, où nous mène-t-il ? Ce chemin part de Jérusalem, et pour nous tous, nous savons que Jérusalem représente l’Église. Nous savons que, jour après jour, lorsque nous quittons l’assemblée de l’eucharistie, nous nous engageons sur ce chemin dans lequel nous affronterons au cours de la semaine un certain nombre de dangers, de difficultés, d’épreuves et de tentations. Mais nous savons aussi que nos racines sont dans l’Église, que nos racines sont à Jérusalem, que tout notre être est enraciné dans cette présence de Dieu.
Mais alors, où allons-nous ? C’est vrai que l’on peut dire que nous descendons à Jéricho, que nous descendons vers la mort. C’est vrai cela. Le sens profond de notre existence, ce jour après jour, ce temps qui s’use et ces épreuves qui nous blessent et nous meurtrissent, tout cela est, d’une manière ou d’une autre, la marque de la mort. Le temps nous use et notre pauvre cœur s’use, avec son désir. Mais en même temps, et c’est peut-être là que nous ouvrons les yeux, en même temps que nous marchons jour après jour vers cette mort, il y a quelque chose d’étonnant. Nous marchons aussi, heureusement et c’est là notre foi et notre espérance, nous marchons vers Dieu. Le chemin de Jérusalem à Jéricho n’est pas n’importe quel chemin. C’est un chemin déjà tracé. Nous marchons toujours un peu sur les sentiers battus, c’est comme cela que nous menons notre existence. C’est un chemin déjà tracé parce que Dieu, heureusement, d’une manière nous l’a déjà tracé. Il est « le chemin, la vérité et la vie ». C’est Lui-même qui l’a dit. C’est un chemin de chair et de sang. C’est un chemin de croix. Et c’est aussi un chemin de résurrection.
Curieusement, au bord de ce chemin, à tout moment, il nous est donné de le rencontrer. Dieu n’est pas au bout du chemin. Dieu n’est pas à la fin de notre voyage sur la terre. Dieu est déjà là, sur ce chemin que nous parcourons, sur ce chemin que nous portons, sur ce chemin de notre cœur. Et c’est sans doute l’erreur du lévite et du prêtre d’avoir cru que Dieu était au bout du chemin, et qu’il fallait se dépêcher, se hâter pour ne pas regarder de trop près le cadavre qu’il y avait au bord de la route, de peur de se souiller et de ne pouvoir accomplir les prescriptions rituelles.
L’erreur du prêtre et du lévite c’est de croire que Dieu est au bout du chemin, alors qu’en réalité, Il était là sur le bord du chemin. La parabole du bon Samaritain est la manière même dont Dieu se fait le plus pauvre, le plus démuni, au bord du chemin. C’est la manière dont Il veut que nous le rencontrions, dès maintenant, de façon souvent impromptue, improvisée, imprévisible. C’est la manière même dont Dieu surgit tout à coup comme celui qui n’est pas attendu et surtout comme celui que, dans un premier mouvement, nous ne voulons pas reconnaître, parce qu’Il porte encore les coups et les stigmates de sa passion.
L’histoire du bon Samaritain, c’est l’histoire d’un Dieu qui s’est fait proche à ses risques et périls, et surtout à nos risques et périls. Risque de ne plus le voir, risque de le méconnaître, risque de passer outre. L’histoire du bon Samaritain c’est précisément Dieu qui se met sur notre chemin pour que nous Le rencontrions, dans la simplicité même de ce geste par lequel nous sommes tout simplement pris de pitié et que nous avons envie de secourir le frère qui est au bord du chemin.
Voyez-vous, nous disons souvent que « Le Verbe s’est fait chair ». Nous disons souvent que Dieu s’est fait homme, mais Il s’est fait l’homme tombé au pouvoir du mal. Il s’est fait celui qui est tombé et mort sur la croix, pour nous relever. Il est dans le cœur du frère qui incarne pour nous, d’une manière ou d’une autre, la présence du Christ qui a besoin de notre amour, de notre attention. Ce que Jésus voulait faire comprendre dans cette parabole, c’est que le visage du prochain n’est pas simplement la misère du monde en général, qu’il faudrait secourir par de grands organismes caritatifs ou philanthropiques. La manière dont Jésus voulait nous faire comprendre le prochain, c’était qu’il y avait comme une surimpression, comme on parle en langage photographique de deux photos qui ont été prises l’une sur l’autre, une sorte de surimpression du visage de Dieu sur le visage de l’homme.
Le bon Samaritain est le moment où nous savons voir dans toute blessure ou toute souffrance humaine, quelque chose du mystère de Dieu qui a souffert pour nous. Le mystère du bon Samaritain est le moment où nous savons deviner qu’Il est là, tout simplement sur le chemin de notre cœur. Alors si nous entrons dans ce chemin de vacances, dans cette route un peu plus détendue où l’on peut flâner, où l’on peut musarder d’un côté ou d’un autre de la route, peut-être qu’il faut que nous laissions s’attarder notre cœur, comme à l’école buissonnière. Peut-être que nous avons à regarder autour de nous, si proche de nous que la plupart du temps nous ne le voyons pas, le visage d’un conjoint, le visage d’un enfant, le visage d’un voisin qui porte en lui les coups de la vie et qui a peut-être besoin que nous nous penchions sur lui, que nous soignions ses plaies, avec un amour qui ne vient pas de nous, parce qu’à ce moment-là, lorsque nous nous penchons sur le visage de l’autre qui est déjà le visage du Christ transfiguré, nos mains déjà, ne sont plus nos mains, mais les mains du Christ Ressuscité.
C’est ce mystère profond de la configuration de celui qui souffre et de celui qui aide, par lequel le Christ nous dit le double visage de la pauvreté, du dénuement dans lequel Il est entré pour nous sauver de la mort. Et d’autre part ce visage de la richesse et de l’infinie miséricorde par laquelle Il nous donne les trésors de sa bonté et de sa douceur. Que cela soit notre chemin de vacances. Que les autres ne soient pas seulement ceux qui sont extérieurs à nous, mais ceux que, mystérieusement, Dieu a placés sur le chemin de notre propre vie et de notre propre cœur. Amen.