2ième Dimanche de Carême – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)
Fais briller sur nous ta face
Lorsque Moïse se trouva devant le buisson ardent, il vit un feu qui brûlait dans le buisson sans le consumer. Ce feu, c’était la présence de Dieu et le buisson était la figure du peuple de Dieu : Dieu était présent dans son peuple comme un feu mais le peuple n’était pas dévoré par la présence brûlante de l’amour de son Dieu, et Moïse demanda le nom de Celui qui l’envoyait, il entendit et il connut le nom de Dieu : « Je Suis qui je Suis », mais la face de Dieu, il ne la vit pas. Lorsqu’il gravit plus tard la montagne du Sinaï, Moïse supplia encore le Seigneur qui avait gravé sa Parole sur les tables de pierre pour convertir le cœur des Israélites : « Seigneur, je t’en prie, fais-moi voir ton Visage ». Le Seigneur parla à Moïse, lui donnant les tables de son amour : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu », mais Moïse ne vit pas la face de Dieu car le Seigneur lui dit : « Celui qui voit ma face, mourra ». On ne peut voir la face de Dieu sans mourir. Et Moïse qui avait vu Dieu, non pas de face mais de dos et qui redescendit parmi les Israélites, se couvrit le visage d’un voile : son visage resplendissait de la présence de Dieu.
Quelques siècles plus tard, le prophète Élie s’avança à son tour sur la montagne de l’Horeb, le Sinaï, et demanda au Seigneur de se manifester à lui, le Seigneur ne se manifesta ni par le feu, ni par les éclairs, ni par le vent violent, mais par la douceur d’une brise légère ; alors Élie comprit que le Seigneur était là, et, prenant son manteau, il en fit un voile sur son visage. Élie non plus n’a pas vu la face de Dieu, car le maître-mot de l’ancienne Alliance c’est : « Ecoute Israël ». Israël est un peuple qui écoute son Dieu, qui entend sa Parole, mais ne peut voir son Dieu face à face, sinon ce serait la mort. Or, ni Moïse, ni Élie n’ont demeuré de façon définitive dans la terre d’Israël, dans la terre promise : Moïse est mort de l’autre côté du Jourdain, sur le Mont Nébo, ayant devant les yeux cette terre que Dieu avait promise à son peuple ; et Élie ne fut pas enterré en terre promise, puisqu’il fut emporté auprès de Dieu.
Ces événements ont un sens, c’est parce que Moïse et Élie avaient été tous les deux les porteurs et les messagers de la présence de Dieu dans le feu du buisson et dans la brise légère, présence de Dieu brûlante, dans le Buisson Ardent, et tendresse pleine de délicatesse dans la brise légère. L’un et l’autre avaient entendu la Parole de Dieu et avaient deviné quelque chose du mystère de Dieu à travers le voile, ils ont été de tous les hommes de l’Ancien Testament, ceux qui se sont trouvés le plus proche de Dieu, tel qu’Il se manifestait.
Or, Moïse et Élie avaient reçu un rendez-vous que nous fêtons ce matin. Dans l’Ancienne Alliance, ils ne pouvaient pas voir Dieu face à face. Et voici qu’en ce jour, au temps fixé, ils ont un rendez-vous pour voir la face de Dieu. Ils sont sur la montagne avec les colonnes de l’Église : Pierre, Jacques et Jean, et le Seigneur Jésus se manifeste à eux. Maintenant, ce n’est plus le peuple qui entend la Parole, ce n’est plus simplement « Écoute Israël », en ce jour, Moïse et Élie ont un rendez-vous qui inaugure la fin des temps : le temps à partir duquel on peut contempler Dieu face à face avec les apôtres et tout le peuple de Dieu. L’Ancienne Alliance était une Alliance dans la Parole de Dieu : « J’écrirai ma Loi et mes Paroles dans leur cœur ». La Nouvelle Alliance c’est le mystère de la vision.
Frères et sœurs, il faut de l’audace pour affirmer des choses pareilles, nous le savons bien : Dieu, personne ne l’a jamais vu. Et cependant, pour vous faire comprendre cela, je voudrais repartir d’une expérience qui nous est coutumière : l’expérience du regard. N’avez-vous jamais remarqué que ce qui fascine dans un visage, ce ne sont pas d’abord les traits, ni même les expressions du visage ? Ce qui est le cœur du visage, c’est le regard, la flamme du regard. Et tant qu’on n’a pas vu les yeux de quelqu’un, on ne l’a pas encore vraiment vu, on ne sait pas qui il est. Le regard a ceci de particulier, qu’il n’est pas une tache de couleur parmi les autres traits du visage, c’est une lumière. Le regard, c’est une flamme au milieu de notre visage. Comme le disait un écrivain contemporain : « L’Esprit se lit dans les regards ». On peut dire que le regard est le feu de la présence de quelqu’un. Tant que dans notre vie nous n’avons pas été éblouis par le regard d’une personne, on ne peut pas dire que nous l’aimons.
Tant que nous n’avons pas eu cette expérience merveilleuse d’avoir le cœur tout illuminé, transfiguré par ce regard de tendresse, ou de miséricorde ou de pardon, ce regard lumineux qui se pose sur nous en nous disant qu’il est notre joie, nous ne savons pas ce que c’est qu’aimer nos frères.
Toutes proportions gardées, et Dieu sait qu’il faut multiplier les proportions à l’infini, c’est ce qui s’est passé ce jour-là pour Moïse, Élie et les apôtres, ce qu’ils ont vu ce jour-là, c’est le véritable regard de Dieu, un regard qui n’était plus simplement un regard humain, mais un regard qui apportait lui-même la lumière. Et lorsque l’évangile nous dit que Pierre, Jacques et Jean furent saisis dans la nuée, j’aime à croire que cette nuée c’est le regard de la tendresse et de la miséricorde de Dieu, le feu de son amour brûlant qui s’est posé sur eux pour les envelopper.
Notre foi, c’est un regard, non pas d’abord le regard que nous posons, mais ce regard brûlant de tendresse, cette brise légère, cette nuée très douce de la lumière de Dieu qui nous enveloppe et qui se pose sur nous. C’est à ce moment-là seulement que le voile est levé. Si la synagogue comme la représente la statuaire du Moyen Âge porte un voile sur les yeux, ce n’est pas parce qu’elle se serait volontairement aveuglée mais parce qu’elle était déjà tout entière saisie et captivée par la Parole de Dieu, Parole qui lui révélait son péché, ce voile déposé sur son cœur et sur ses yeux. Elle ne pouvait pas encore contempler le sourire ni le regard de son Bien-aimé tant que Celui-ci ne s’était pas manifesté dans la chair. Et voici qu’aujourd’hui, c’est l’Église qui jaillit du sein de la nuée, c’est le voile qui tombe des yeux de ceux qui ont cherché le Seigneur et qui, jusqu’ici, ont écouté sa Parole, aujourd’hui le voile tombe et notre regard est émerveillé par la flamme du buisson, car le buisson ardent ne brûle plus comme un feu, mais le feu est devenu un visage. Aujourd’hui Élie n’est plus saisi par la brise qui passe doucement sur le mont Sinaï mais c’est la brise elle-même, le souffle vivant de 1’Esprit, personne divine, regard du Christ porté sur son Père, qui le saisit et qui l’emporte dans le cœur de Dieu. Élie, Moïse et les apôtres, et nous aussi avec eux, nous plongeons notre regard dans la lumière du regard de Dieu.
Nous vivons dans un monde qui est sourd et aveugle. Il est sourd à la Parole de Dieu, ce n’est pas de sa faute, ses oreilles sont encore bouchées, il est aveugle au mystère de Dieu, et cela j’ose le dire, c’est de notre faute à nous. C’est notre plus grande faute à la face d’un monde qui sombre peu à peu dans l’agnosticisme, dans lequel il perd toute son énergie et se laisse aller au désespoir et à la solitude, si nous ne sommes pas les témoins du fait que, par les yeux des apôtres, nous avons vu le Seigneur, si nous ne sommes pas les témoins que, par les oreilles de Moïse et Élie, nous avons entendu dire : « Je suis le Seigneur ton Dieu ».
Si nous ne sommes pas les témoins de la Parole d’un Dieu qui parle, et du regard de Dieu qui nous voit et que nous voyons mystérieusement par la foi, mieux vaut pour nous nous taire et nous cacher. Si notre foi n’est pas en sa racine, ce regard d’amour éperdu plongé dans les yeux du Bien-aimé, si elle n’est pas le désir de cette resplendissante beauté du Seigneur qui plonge sur nous le regard de sa tendresse et de son amour, c’est que nous n’avons rien compris.
C’est le temps du carême, c’est le temps de la conversion. Tournez votre regard, ouvrez vos oreilles, ouvrez votre cœur, plongez votre regard dans le regard de Dieu et vous lirez à chair ouverte cette chair de Jésus crucifié sur la croix et marquée de la plaie des clous, cette chair percée par la lance de notre haine, vous lirez à chair ouverte, la flamme brûlante du regard du Christ Ressuscité. AMEN