« Ne parlez de cette vision à personne, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. »
Dans le texte d’évangile de ce dimanche[1], faisant vraisemblablement référence au personnage de la vision de Daniel de la première lecture (Dn 7), Jésus se désigne par une curieuse expression : « Fils de l’homme ». En français comme en grec, langue dans laquelle les évangiles ont été rédigés, l’expression « Fils de l’homme » n’a pas de sens. De plus, curieusement dans l’évangile de Matthieu, contrairement aux autres titres par lesquels Jésus est désigné[2], l’expression « Fils de l’homme » est toujours prononcée par Jésus lui-même.
Ce dimanche, j’aimerais avec vous, essayer de mieux comprendre qui est cette mystérieuse figure du « Fils de l’homme » que Jésus se réserve le privilège de nommer. Il me semble en effet, que ce personnage énigmatique pourrait nous permettre de mieux comprendre ce à quoi nous sommes appelés en tant que disciples du Christ.
Si en français et en grec l’expression « Fils de l’homme » ne veut rien dire, en hébreu, un « fils d’homme » désigne l’être humain considéré dans sa condition mortelle. Par exemple, dans le livre du Prophète Ézechiel, le Seigneur s’adresse au prophète en l’appelant « fils d’homme » pour lui rappeler que même s’il est un prophète choisi par Dieu, il reste un homme comme les autres.
La première lecture est tirée du chapitre 7 du Livre de Daniel. Le prophète raconte l’une de ses visions, ce qui nous signale que nous avons affaire au genre littéraire dit « apocalyptique ». Les textes de ce genre littéraire ont beaucoup de symboles qui doivent être décodés par le lecteur, si celui-ci veut saisir le sens de ce qu’il est en train de lire.
Juste avant l’extrait que nous avons entendu, il est question de quatre bêtes qui s’élèvent de la mer, symbole du domaine des puissances du mal. Ces quatre bêtes représentent quatre royaumes hostiles à Dieu a qui est accordée pour un peu de temps, la domination.
Vient ensuite, l’extrait que nous avons entendu. Le prophète Daniel regarde et voit Dieu représenté sous les traits d’un vieillard assis sur un trône de feu, et vêtu d’un vêtement blanc comme la neige. C’est ici qu’entre en scène un personnage a qui est « donné domination, gloire et royauté ». Le texte nous dit que cet être mystérieux est « comme un fils d’homme ». La conjonction « comme » exprime qu’il ne s’agit que d’une approximation. Il est possible que Daniel veuille laisser à son lecteur une certaine liberté pour interpréter ce personnage. Quoiqu’il en soit, dans notre texte, l’expression « Fils d’homme » traduisant l’araméen bar enasha, porte un sens différent. L’expression de semble pas désigner un simple être humain mortel. Si nous poursuivons la lecture du texte, nous lisons plus loin: « Ce sont les saints du Très-Haut qui recevront la royauté et la posséderont pour toute l’éternité » (v. 18) ou encore « La royauté, la domination et la puissance de tous les royaumes de la terre, sont données au peuple des saints du Très-Haut. Sa royauté est une royauté éternelle, et tous les empires le serviront et lui obéiront. » (v. 27)
En lisant ces versets, nous comprenons que celui qui est « comme un fils d’homme » est d’abord une figure collective, et non pas une figure individuelle. Il semblerait que ce mystérieux personnage soit une représentation du « Peuple des saints du Très-Haut ». L’expression « Fils d’homme » est donc d’abord employée pour désigner une communauté de croyants.
Si l’expression « fils d’homme » dans le Livre de Daniel désigne en premier une communauté de croyants, l’interprétation messianique du mystérieux personnage est possible. De fait, en relisant ce chapitre 7 du Livre de Daniel, certains croyants juifs l’ont interprété comme annonçant un Messie victorieux à qui Dieu donne la royauté éternelle.
À l’époque de Jésus, cette interprétation messianique du chapitre 7 du livre de Daniel était sans doute populaire, et Jésus avait l’audace de s’identifier à ce personnage. Jésus employait d’ailleurs l’expression avec des articles définis. Avec Jésus, il n’y avait plus d’approximation. Il n’était plus question d’un personnage « comme un fils d’homme », mais « du Fils de l’homme », c’est à dire d’une personne concrète. Pour Jésus, nommer le « Fils de l’homme » du livre de Daniel, revenait à dire « je ».
Dans l’évangile de Matthieu, Jésus fait plusieurs fois référence au texte du Livre de Daniel lorsqu’il parle de la fin des temps. En voici deux exemples:
« Alors paraîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme ; alors toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine et verront le Fils de l’homme venir sur les nuées du ciel, avec puissance et grande gloire. » (Mt 24, 30)[1]
et « Toutes les nations seront rassemblées devant lui ; il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs » (Mt 25, 32)
Le verset Mt 24, 30 est une preuve que Jésus connaissait le chapitre 7 du livre de Daniel à cause des mentions des nuées du ciel, et de la gloire. Dans les deux versets il y a une information intéressante. Jésus indique que le Fils de l’homme sera le juge eschatologique, c’est à dire celui qui jugera les « tribus de la terre » à la fin des temps.
Le jugement au dernier jour n’est pas l’unique rôle du Fils de l’homme, puisque le livre de Daniel enseigne que le Fils de l’homme est aussi Roi.
Ces dernières semaines, la liturgie nous a proposé de lire le chapitre 13 de l’évangile de Matthieu dans lequel, Jésus nous a parlé du mystère du Royaume des Cieux à travers différentes paraboles. Rappelons-nous l’explication de la parabole du bon grain et de l’ivraie. Jésus a dit ceci à propos de l’ivraie:
« Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils enlèveront de son Royaume toutes les causes de chute et ceux qui font le mal » (Mt 13, 41).
Dans l’évangile matthéen, le Fils de l’homme, c’est à dire Jésus, possède un Royaume. Il semblerait que ce « Royaume du Fils de l’homme » sera tout lieu où, à la fin des temps, le bon grain aura donné du bon fruit en abondance, et où l’ivraie, c’est à dire les scandales et les fils du mauvais, auront été retirés pour que le Fils de l’homme règne sans aucun obstacle. Nous avons ici une conception proche de celle de la vision du prophète Daniel dans laquelle le personne « comme un fils d’homme » reçoit la domination, la gloire et la royauté qui ne passeront pas.
Ainsi, le Fils de l’homme a deux rôles: celui de juge, et celui de roi.
Mais en quoi cela nous concerne ? Quel est le rapport avec notre vocation chrétienne ?
Il me semble que comme Jésus, nous pouvons nous-aussi, avoir l’audace de nous identifier au personnage du Fils de l’homme du Livre de Daniel. Dans ce même évangile de Matthieu, quand Pierre pose cette question à Jésus: « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre : quelle sera donc notre part ? », Jésus lui répond: « Amen, je vous le dis : lors du renouvellement du monde, lorsque le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël. » (cf. Mt 19, 27-28).
Nous retrouvons dans cette déclaration de Jésus au sujet de ses disciples, les deux rôles du Fils de l’homme: la royauté avec la mention des « trônes », ainsi que la fonction de « juge ». Pour le dire autrement, Jésus promet à ces disciples, donc à nous, qu’à la fin des temps, il nous sera donné, la même domination, la même gloire et la même royauté éternelles que celles qu’il a reçu du Père.
Cette folle promesse ne doit pas nous surprendre. Elle est tout à fait logique, car comme nous l’avons vu en travaillant la vision du prophète Daniel, le personnage du Fils de l’homme désigne d’abord une communauté de croyants, et non pas une seule personne. Dans le texte de Daniel, c’est l’ensemble du Peuple des Saints qui reçoit la royauté, la gloire et la domination.
Comment une telle promesse est-elle réalisable ? Comment est-il possible que nous soyons élevés à la dignité du Fils de l’homme ?
Il y a deux conditions pour cela.
Dans le texte d’évangile d’aujourd’hui, Jésus donne la première: « Ne parlez de cette vision à personne, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts ». Jésus nous dit qu’il faut d’abord qu’il ressuscite pour qu’il reçoive pleinement et définitivement du Père, la royauté et la gloire qui se manifestent temporairement pendant la Transfiguration. Et pour que Jésus soit relevé d’entre les morts, il doit d’abord mourir. C’est peut-être la raison pour laquelle l’épisode qui précède le récit de la Transfiguration est celui de la première annonce de la Passion. Le récit de la Transfiguration est donc encadré par le mystère pascal.
La deuxième condition pour que nous puissions être élevé à la dignité du Fils de l’homme est que nous soyons associés à sa mort et à sa résurrection. Et de fait, nous savons que nous le sommes par le sacrement du baptême.
Toutefois, recevoir le baptême à un moment de notre vie ne suffit pas car nous commettons des péchés. Puisque par le péché nous nous éloignions de Dieu, tout au long de notre vie, nous devons continuellement nous efforcer à revenir à Lui, et à demeurer avec Lui.
Dans la deuxième lecture, l’auteur qui écrit sous l’autorité de saint Pierre, fait référence à l’épisode de la Transfiguration. Mais plutôt que de décrire les aspects spectaculaires de la théophanie, il choisit d’attirer l’attention du lecteur sur la Parole venant du Ciel affirmant la filiation divine Jésus: « Celui-ci est mon Fils, mon bien-aimé ; en lui j’ai toute ma joie. ». Puis l’auteur poursuit avec une remarque intéressante: « Cette voix venant du ciel, nous l’avons nous-mêmes entendue quand nous étions avec lui sur la montagne sainte. ».
C’est donc lorsqu’il était avec Jésus sur la montagne, lieu par excellence de la rencontre avec Dieu[4], que l’auteur a entendu la voix divine venant du ciel. De même nous aussi, c’est lorsque sommes avec Jésus, c’est lorsque nous faisons le choix de Jésus plutôt que celui du péché, que nous pouvons nous-aussi entendre dans notre cœur, cette voix venant du Ciel qui nous dit qu’en Christ, nous sommes les fils et les filles bien-aimés du Père. Et parce que nous sommes réellement enfants de Dieu, que nous pourrons un jour partager la même dignité que le Ressuscité ; la même dignité que le Fils de l’homme.
Rendons grâce à Dieu de nous aimer au point de nous transfigurer en véritables frères et sœurs du Fils de l’homme.
Amen !
[1] Mt 17, 1-9.
[2] Seigneur, Christ, Roi des Juifs, Fils de David, Fils de Dieu.
[3] Voir aussi Mt 26, 64.
[4] Pensons par exemple aux rencontres de Moïse avec Dieu dans le Livre de l’Exode.